Avril 2002, Jean-Marie Le Pen au second tour : les mots de la sidération (2024)

Notre rendez-vous anniversaire « 80 ans du Parisien, 80 unes »

Le tout premier numéro du Parisien paraît le 22 août 1944, en pleine libération de Paris. Pour célébrer cet anniversaire, nous vous avons sélectionné 80 « unes » historiques ou emblématiques de leur époque. Sport, faits divers, conquête spatiale, élections présidentielles, disparitions de stars… Elles racontent huit décennies d’actualité. Nous avons choisi de vous en raconter les coulisses. Une série à découvrir jusqu’à la fin de l’année.

Pour le dire franchement, Le Parisien ne décroche pas la palme de l’originalité, ce 22 avril 2002. « Le choc » : ce mot qui barre la une figure aussi dans les gros titres d’une bonne partie de la presse régionale, nationale et même internationale, au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle.

Plusieurs autres quotidiens ont choisi « le séisme », quelques-uns « la bombe ». Libération et l’Humanité se distinguent avec un « Non » plus militant, sur une photo de Jean-Marie Le Pen. « Le choc, la formule est très plate, reconnaît le directeur de la rédaction d’alors, Christian de Villeneuve. Mais elle est aussi très réaliste, très factuelle. Elle traduit parfaitement l’émotion du pays. »

Avril2002, Jean-Marie LePen au second tour: les mots de la sidération (1)

La sidération provient, évidemment, de la qualification du leader d’extrême droite pour le second tour, un fait politique inédit et, pour une large part de la population, inquiétant (les 82,2 % de Jacques Chirac au second tour le prouveront). Mais elle s’explique aussi par l’absence totale d’anticipation. Personne n’a vu le coup venir. Pas plus Le Parisien que les autres rédactions. Le matin même du vote, le journal s’ouvre, certes, sur ce titre : « Ce soir, il pourrait y avoir d’énormes surprises. » Mais c’est bien la difficulté des jours de scrutin : impossible de parler d’autre chose, et pourtant tout a déjà été dit.

Alors on entretient le suspense comme on peut. L’article s’interroge sur la multiplicité des candidatures (il y a 16 prétendants), évoque le Vert Noël Mamère et le centriste François Bayrou qui « reprennent des couleurs », se demande si le communiste Robert Hue pourrait tomber sous les 5 % et être doublé par le jeune facteur d’extrême gauche Olivier Besancenot. Le « come-back troublant » de Jean-Marie Le Pen est mentionné rapidement, mais sa présence au second tour ne figure pas dans la liste des « énormes surprises » envisagées. La question est plutôt de savoir qui, entre le président Jacques Chirac et son Premier ministre de cohabitation Lionel Jospin, arrivera en tête.

Les journalistes ne sont pas les seuls à être pris de court au moment du dépouillement. Quand les premières estimations tombent, autour de 19 heures, « les sondeurs n’arrivaient pas à croire à leurs propres chiffres. Alors ils disaient ça va être serré », raconte Dominique de Montvalon, à l’époque à la tête du service politique du Parisien. Mais ils échangent entre eux de façon informelle et se rendent vite compte que tous disposent des mêmes projections, Chirac en tête, suivi par Le Pen puis Jospin.

Sans les réseaux sociaux, un effet de surprise total

Les candidats eux-mêmes ne s’attendent pas à ce résultat. Quand Lionel Jospin arrive à son « atelier de campagne », ses lieutenants en ont connaissance, mais personne n’a osé lui téléphoner pour lui annoncer la catastrophe. Jean-Marie Le Pen, de son côté, débarque au Paquebot, siège historique du Front national à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), où les militants sont peu nombreux à l’accueillir. Le Menhir a le visage fermé, mais lui, c’est parce qu’il sait. Or, « il n’est pas prêt. Ni pour une campagne de second tour, ni pour un débat avec Chirac, ni peut-être pour sa déclaration du soir même », se souvient Didier Micoine, qui couvre la soirée électorale sur place.

Au Tapis rouge, dans le Xe arrondissem*nt de Paris, QG de la campagne Chirac, c’est deux étages, deux ambiances. En haut, le sortant et son équipe découvrent la situation avec consternation et gravité. « C’est François Fillon qui m’apprend la nouvelle, se remémore Myriam Levy qui suit la droite. Il m’appelle sur mon portable et me dit Tu es assise ? » La journaliste est en fait debout, dans le grand hall du rez-de-chaussée où se massent les supporteurs chiraquiens. Eux découvrent le verdict des urnes à 20 heures pile, sur les écrans de télé géants (les réseaux sociaux n’existent pas encore, ni les fuites et rumeurs qui vont avec). Et ils explosent de joie, comprenant que non seulement leur favori a franchi le premier obstacle, mais qu’il a déjà gagné le second tour…

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À la rédaction, il faut changer le chemin de fer, le déroulé prévu du journal : le reportage auprès des militants lepénistes est avancé en page 3, un reportage est ajouté sur les premières manifestations qui se déclenchent à travers le pays. Contrairement à ce qui était envisagé, ce ne sont pas les photos de Chirac et Jospin qui dominent la une mais celles de Chirac et Le Pen. Viendra les compléter celle de Jospin et de son geste d’adieu de la main, après sa déclaration qui atterre les militants socialistes : « J’assume pleinement la responsabilité de cet échec et j’en tire les conclusions, en me retirant de la vie politique. »

Si la surprise est totale, c’est que Jean-Marie Le Pen revient de nulle part, ou presque. Au cours des années précédentes, il a été condamné à une peine d’inéligibilité pour avoir agressé une élue, son ex-numéro 2 Bruno Mégret a monté un mouvement concurrent avec la plupart des cadres FN, il a à peine dépassé les 5 % aux européennes de 1999.

Pour cette présidentielle 2002, il a eu du mal à trouver les 500 parrainages d’élus lui permettant de concourir, même s’il en a joué pour se poser en victime du système, sa posture favorite : « C’était le Front national contre la bande des quatre (PCF, PS, UDF, RPR). Le Pen avait le goût de la disruption mais on n’était pas sûr qu’il voulait vraiment le pouvoir, résume Myriam Levy. D’ailleurs, avec qui aurait-il gouverné ? Il n’avait plus aucun député depuis 1988 et on ne voyait pas qui aurait pu devenir ministre dans son entourage… »

« Un candidat à 17 % a forcément des électeurs parmi nos lecteurs »

« Il reste encore des lepénistes en l’an 2000 », s’étonne Le Parisien dans un titre d’article cette année-là. Mais ces sympathisants eux-mêmes n’ont plus la flamme, se surnomment avec une dérision amère « les derniers Sioux ». Plus personne, au sein de la rédaction, n’est chargé à temps plein du suivi de l’extrême droite. « L’erreur a été de croire que, parce que le parti était moribond, ses électeurs — leur colère, leur désespoir, leur volonté de changement — n’étaient plus là », poursuit Didier Micoine.

Dans son analyse rédigée le soir du premier tour, notre journal tente aussi d’expliquer pourquoi Lionel Jospin s’est fait doubler. Avec une certaine indulgence pour le socialiste, présenté comme victime de l’éparpillement des voix à gauche, de l’importance prise par le thème de l’insécurité dans la campagne, et même d’un « vent de droite » qui « souffle sur l’Europe », comme en témoigne… une élection régionale en Allemagne.

L’éliminé n’appelle pas au « barrage républicain » au second tour, ce que les deux envoyés spéciaux du Parisien à son « atelier » ne relèvent pas dans leur article. Avec le recul, aucun de leurs collègues n’y voit une volonté d’escamoter cette information, mais plus probablement un oubli, dans la stupéfaction générale.

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Le second tour approche maintenant. La ligne à suivre ne provoque pas de tension particulière au sein du journal, de mémoire de tous les intéressés. Et pour cause : « Il n’y avait sans doute pas plus d’un journaliste dans la rédaction qui votait Le Pen — et encore, sans s’en vanter, s’amuse Christian de Villeneuve, l’ancien patron de la rédaction. Mais on a essayé de comprendre ce qui s’était passé sans stigmatiser personne : quand un candidat fait 17 % à la présidentielle, il a forcément des électeurs parmi les lecteurs du Parisien. On n’est pas tombé dans le délire antifasciste. »

D’ailleurs, Jean-Marie Le Pen n’est pas interdit de séjour dans les colonnes du journal, contrairement à d’autres médias. Les rapports entre la rédaction et lui sont unanimement décrits en interne comme « strictement professionnels ». Comme tous les principaux candidats, il a eu droit à sa grande interview « Face aux lecteurs », même si elle a été tendue : « En arrivant à notre siège à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), il n’a pas serré la main aux lecteurs qui allaient l’interroger. Son entourage nous a expliqué qu’il ne le faisait jamais car il avait peur que ses interlocuteurs refusent la poignée de main. »

Si Le Parisien ne donne aucune consigne explicite de vote pour Jacques Chirac, ou contre Jean-Marie Le Pen, il publie un éditorial limpide en première page, à la veille du second tour (fait d’autant plus exceptionnel que le journal n’en propose pas un quotidiennement).

Avril2002, Jean-Marie LePen au second tour: les mots de la sidération (2)

« La démocratie », comme « prise à son propre jeu », offre un choix « entre un vrai démocrate et un extrémiste », y écrit Christian de Villeneuve. Rappelant « la philosophie humaniste » du titre « né de la Résistance », il appelle à « voter pour la démocratie ».

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En avril 2017, c’est Marine Le Pen qui se qualifiera pour la finale présidentielle. Mais elle n’aura droit qu’à quelques mots, au bas de la une entièrement occupée par une photo d’Emmanuel Macron, avec ce titre : « La sensation Macron. » Même si Marine n’est pas Jean-Marie, même si son discours est moins outrancier et si elle a été jusqu’à exclure son père du parti qu’il avait fondé, la présence d’une Le Pen au second tour n’est plus l’événement principal. Ce qui écrase tout, cette fois, c’est l’ascension fulgurante d’un jeune homme de 39 ans, jamais élu, issu d’aucun parti politique traditionnel. Et sa victoire inéluctable.

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